CENTRE D’INFORMATION ET DE RECHERCHE en Psychologie et Psychanalyse Appliquées aux groupes

Autour du processus de deuil dans les psychothérapies de groupe d’enfants

Autour du processus de deuil dans les psychothérapies de groupe d’enfants.
« De la scêne originaire au roman des origines » 1996

INTRODUCTION

Quelques enfants réunis dans une petite pièce avec un psychothérapeute qu’ils ne connaissent ni d’Eve, ni d’Adam… pour parler.
Du moins, c’est ce qu’il a proposé, lui, le thérapeute, imaginé, fantasmé.
Il en a fait d’une certaine façon le pari. Ils viendront et ils parleront. Avec l’idée quelque peu mégalomaniaque que la venue, l’émergence de cette parole serait sous le signe d’une mutation, d’une élaboration, que cette parole s’inscrirait dans un processus thérapeutique.
D’emblée, quelque chose est jeté et tout va maintenant être mis en route pour que ce « jeté » puisse être accueilli, transformé, remis à l’intérieur, en un mot, introjecté.
Nous sommes là dans un aspect essentiel de tout traitement, du travail d’introjection, étroitement lié à celui du deuil.
Ce deuil, au sens élargi, chaque patient y est confronté dès que la porte d’une institution, d’un cabinet, est franchie ; deuil incontournable lié aux changements actuels et/ou à venir auxquels nous sensibilise René Kaës (17).
Dans la continuité de ses réflexions, je me propose d’entrevoir l’ensemble du travail psychothérapeutique comme un travail de deuil, et de tenter de cerner comme il s’actualise à travers la clinique des groupes d’enfants.
Il sera dès lors nécessaire de cerner, d’identifier ce processus, et notamment de pouvoir l’exposer au regard des différents concepts à notre disposition, tels que le deuil de S. Freud, le deuil originaire de P. Cl. Racamier, ou bien encore le deuil narcissique de M. Hanus.
Il est bien entendu que je ne vais pas investiger l’ensemble de ces notions de façon linéaire, mais plutôt les interroger dans le fil de ma recherche, de mes réflexions, de mes associations, en articulation avec la clinique.

NOTE PRÉLIMINAIRE. CADRE ET DISPOSITIF

Les séances dont il est question ici témoignent d’un travail avec trois groupes de six enfants réunis dans des conditions similaires.
Il s’agit de groupes de parole psychothérapeutiques d’enfants en difficultés scolaires, pour la plupart sur le versant névrotique ; ils sont animés dans le cadre d’un C.M.P.P. au rythme d’une fois par semaine, en monothérapie.
Le groupe I rassemble des enfants de 11, 12 ans, les groupes II et III, des enfants de 8 à 10 ans.
Le mode de fonctionnement est donné lors de la première séance.
Il concerne le jour, l’heure et la durée (45 mn) des séances. Avec la consigne suivante : « On peut dire ici tout ce qui vient à l’esprit et l’on va essayer de comprendre ensemble ce qui se passe entre nous, afin de mieux comprendre ce qui se passe en chacun de nous ».
Suivent les règles de discrétion et de restitution.
Il est également précisé que nous commençons et finissons ensemble (groupe fermé). Il n’y a pas de nouveaux et un enfant quittant le groupe n’est pas remplacé
Les enfants ont la possibilité de dessiner et/ou d’écrire ; à cet effet, deux tableaux : un tableau noir avec des craies, un tableau-papier avec des feutres.
Dans la pièce, une table, une chaise pour chaque membre du groupe et un sac pour ranger et garder les dessins.
Pour ces trois groupes, mes interventions se situeront essentiellement au niveau groupal.
Avant la première séance du groupe, je rencontre tous les enfants le plus souvent à deux reprises, afin de pouvoir nouer, pourrait-on dire, une pré-alliance thérapeutique.
Une réunion de parents est animée par un(e) collègue environ toutes les six semaines.

Ce qui suit est une réécriture à partir de notes assez détaillées des premières séances de ces trois groupes. Elles n’ont pas pour vocation une restitution exhaustive de ce qui s’est déroulé, mais plutôt d’évoquer la tonalité de ce qui pouvait émerger dans la dynamique groupale.
Les différents moments exposés sont respectés dans leur chronologie aussi bien dans la succession des séances qu’au sein de chacune d’elle.

Groupe I
Fou rire
Les enfants se rencontrent pour la première fois
…. ils ne parlent pas
Tout au plus l’esquisse d’un sourire
Le sourire s’élargit, la bouche de l’un d’entre eux s’ouvre
Les dents se découvrent
Détente… relative
Le rire de l’un éclate
« Il est fou », dit un autre
Rire sans savoir pourquoi. Tout ce que l’on ne sait pas
Le rire gagne
C’est le fou rire
Ils ont peur, peur d’être fous
De venir ici avec leurs idées folles
Peur d’être là
Mieux vaut se taire
Ou se terrer dans un coin
S’ils pouvaient se réfugier sous la table
Se catapulter par la fenêtre
S’engouffrer dans un trou de souris
Ou se fondre dans le tableau, mis là par l’adulte
Défenses offertes
Pour apprivoiser les idées folles, plaquées, imprimées

Ils pensent à une fusée qui ne pourrait pas s’arrêter
Elle irait percuter le soleil. Trop chaud
Elle fondrait, éclaterait en mille morceaux
Pulse !
L’enfant qui rit s’appelle Lionel…

Entre chien et loup

Une semaine plus tard
Ils se retrouvent
Silence
Un enfant semble cloué sur sa chaise
Il rugit
Peur d’être enfermé, d’être battu
D’être puni, s’il ne parle pas
L’homme assis là est-il un tyran ?
Gentil ou méchant ?
La fin de séance approche
Des pieds s’entrechoquent, comme pour se mordre
Entre chien et loup

L’origine des temps

Un enfant est absent
C’est le jour de la troisième rencontre
Les enfants parlent
Où est l’absent ?
Que fait-il ?
Pourquoi n’est-il pas venu ?
« Il aurait écrasé une mémé », propose l’un d’entre eux
« La mémé c’est elle », lance un autre, « celle qui ne parle pas »
Il désigne l’une des filles du groupe
Les langues se délient
Transformation
On entend parler bébé
Évocation du groupe comme une famille
Des générations
Parents
Grands-parents
Arrière-grands-parents
En arrière, en arrière…
L’origine des temps

Le facteur et les alligators

Silence. Rien à se dire.
Lionel est absent
« Il fait la lessive de la famille, les affaires des parents »
ou bien…
Il fait le facteur
Car le premier facteur s’est cassé le bras
Le facteur donne une lettre à sa mère
Il y est question d’un rendez-vous
… avec le Président de la République ! …
C’est le facteur le Président (!?)
Rires. Ces rires…
C’est à cause des chaussures qui mangent
Des chaussures dentées de l’un des enfants
En-dessous, une fosse aux alligators
A moins que les alligators soient ici même, parmi nous
Nous, les alligators !?
Les dents sont bien dans la bouche
Risque de se dévorer, de se croquer
Mieux vaut ne pas l’ouvrir
Est-ce vraiment ça qui pourrait nous empêcher de parler
De dire qu’on a rien, ou tout, à se dire ?
Comment rendre ces alligators inoffensifs
Les saouler, leur retirer les dents, les assommer ?
Lionel est absent, il fait sa communion
… Fin de l’enfance
Fin de séance.

Entre dévoration

Silences, rires
Dernière rencontre avant une longue séparation ; déjà…
Un couple d’alligators amusent la galerie
L’un mangerait l’autre
Un régal !…
D’abord l’intestin
Puis plats un peu plus succulents
Victuailles, ripailles
Puis tous se mangeraient, s’entredévoreraient
Luttes intestines
Idée qu’au jour des retrouvailles
Les alligators n’auront plus de dents
Chacun part avec un petit morceau
Prend sa part…

Reprise

Un enfant est absent
Décidément !
Silences, rires
Il est dans son lit
Puis va venir… un taureau aux fesses
Le taureau est saoul, il danse
Il va devenir immense
Remplir la pièce
Les garçons doivent se planquer
Seules les filles pourront le maîtriser
Quant à Mr Ch., à la poubelle !
Il n ‘avait qu’à pas aller voir ailleurs
Sébastien tortille un fil de chaussette
Le suçote
Le partage
Puis… l’avale

Queue de rat

Le fil avalé était une queue de rat

 

Groupe II
Le Visiteur

Comment écrire sur deux tableaux à la fois ?
Constat qu’il y a douze mains
Un enfant (J) prend la direction des opérations
Choisir un thème
Les problèmes avec les parents
L’école, les camarades
Je suis là parce que mes parents ont divorcé
Puis, silence
Difficultés
L’inconnu du groupe
Si l’on ne se connaît pas, c’est un mauvais groupe
La parole est d’argent
Le silence est d’or
L’appât du gain
Dessins
Une école
Un personnage féminin
Une fusée
Et puis…
Un homme préhistorique qui débarquerait au XXe siècle.

Les deux fantômes

A comme absence
Où sont les dessins de la dernière fois ?
Quelqu’un est passé
Ou y aurait-il eu une autre séance entre-temps ?
Un fantôme est passé
Deux fantômes
Un fantôme basic
Et un vrai fantôme à tête de mort
Accident
Double
Chacun vient une séance sur deux
On se regarde dans un miroir
Les fantômes, ce sont des morts vivants
Des revenants
Catapultes dirigées contre l’adulte
Est-il lui-même un fantôme
Ou bien va-t-il nous protéger…
Contre ce groupe fantomatique qui nous fait peur
Le fantôme a des dents
C’est Dracula
A moins que ce ne soit… une Dame Blanche
Inquiétude, agitation, excitation.

L’autre fantôme

L’adulte propose :
Vous comptez sur moi pour que je vous protège du fantôme
Les enfants acquiescent
Soulagement
Comment le combattre ?
Le fantôme pourrait passer par les trous de nez
La bouche, les yeux
Nous l’aurions à l’intérieur de nous
On l’avalerait
Avaler le fantôme fait devenir fantôme à son tour
Alors on deviendrait ami avec lui
Pas de danger
Apparition d’un nouveau fantôme aux yeux rouges et musclé
Avalé, gardé, maîtrisé
Le fantôme donne des forces
Mais nécessité de le mettre sous les barreaux
Le danger est-il tout à fait écarté ?
Excitation : des coups partent !
Rappel des règles
Se protéger contre soi-même
J. a envie de dessiner un sapin, en pensant à sa maman
Il est question de guerre, de territoires
On entame la Marseillaise !

L’élixir de beauté

S. a amené un élastique
Le fantôme de vient sorcière
Elle fait un élixir de beauté
Met dans sa marmite du sang, des yeux
Pour rester beau
Conflit
Enfants se mettent en prison à tour de rôle
La pièce est-elle solide ?
Sont-ils en prison ici, enfermés ?
Un despote laisserait les étrangers à la porte
Serment écrit au tableau :
Plus de guerres, respect…
L’adulte va-t-il les garder
Si les règles ne sont pas respectées ?…

Vampire

A. est de retour
Un autre enfant est absent
Les absents sont des traîtres
Ils se la coulent douce au lieu de venir parler
Evocation d’un bout de feuille mangé
Permettrait de mieux travailler
Réussir à l’école
Texte ingéré et su…
Rappel
Ce qui est mangé et donne de la force
Epinards, sang…
Un vampire est dessiné au tableau
Il est très puissant
Mis sous les barreaux
Dessin :
Un homme pêche un coffre venant d’une épave cassée en deux
Sous l’eau, deux coffres, deux sirènes, deux squelettes
Double
Rappel
On parle de Morpion
Un morpion c’est un môme
C’est aussi un jeu qui peut rapporter gros…

Toutes les filles de la terre…

Les traîtres
Sont-il partis en Grande-Bretagne ?
Passés par le tunnel sous la Manche ?
Mais… fissures
Ou plutôt des fuites
Deux absents
Le C.M.P.P. va-t-il tenir ?…
Déménagement
Il faudrait 24 couches pour éviter les fuites
Pampers Baby Dry, les meilleures
Bébé
Début de groupe
Dessins :
Lapin féminé
Voiture en or
Chèque refusé, volé ?…
Jeu du Morpion
S’il y avait des filles, il faudrait encore plus de couches
Les filles ont été refusées
… ou tuées !
Toutes les filles de la terre
Tuées.

La vérité qui blesse

Deux nouveaux vont arriver
Garçons espérés
Filles redoutées
Les nouveaux seront mis à la poubelle
Poison multicolore, barreaux
Carreaux de toutes les couleurs tapissent la pièce
Mouvements, contacts
Ruche effervescente
Les filles
Les amoureux
Les feutres voltigent, font mal
Rappel des règles
Jeu de feutres
Envoyés dans la poubelle
Ici, on s’aime
La vérité qui blesse
De s’aimer ?
De se dire que demain, rien ne sera plus comme avant
Racines
Agressivité, agitation
Deux nouveaux vont arriver.

 

Groupe III

Vous avez dit C.M.P.P. ?

Pascal est passé à la trappe
Pourquoi ça s’appelle C.M.P.P. ?
Propositions
Savoir Maintenant Pourquoi Pascal… n’est pas là…
Ou bien …
Centre Magique P… P…
Monsieur Chapellière est-il un magicien
Qui peut faire apparaître dans son chapeau les enfants ?…
… ou les faire disparaître ?
Comme il a déjà fait disparaître une femme…
A peine entrevue dans la toute première rencontre

On est là pour parler proprement
De la bouche sortent des foulards
De la bouche pourraient sortir des gros mots.

La Guerre du Feu

Centre Médico…
Malades… de parler
Malades de l’école
Matières difficiles
L’histoire (par exemple)
Préhistoire
Les singes avant de devenir des hommes, tuent un mammouth
Les éléments se déchaînent
Apparition du feu
Foudre, orage, tempête
Délire, on perd la tête
C’est le feu dans la grange
Feu de paille
Les animaux sont en danger
Naufrage du Titanic
La moitié des gens sauvés
Le capitaine a résisté

La grange est celle du tonton
La foudre est tombée sur un arbre
Un enfant va avec son père mettre de l’ordre dans le camion
Il faut arrêter Pascal…
… qui ne peut plus s’arrêter de parler
L’adulte propose :
Ici, nous pourrions avoir peur qu’il y ait le feu dans la grange
Un enfant conclut :
C.M.P.P., ça veut dire Centre Médico-Psycho-Pédagogique.

Pièges à voleurs

Pièges dans les maisons
Contre les voleurs de bijoux
Objets précieux dans une voiture
Ou… dans le coffre d’une dame
On peut aussi voler des animaux
Animaux abandonnés, enragés
Enragés parfois, parce qu’abandonnés
Préhistoire
Un grand trou pour capturer le mammouth
Piège
Un singe veut rejoindre une dame qu’il aime bien
Les hommes l’en empêchent
Le tue avec un fusil
Un shérif doit faire la loi
Empêcher certains de prendre la place d’autres
Une place pour tout le monde
Et Supercopter dans tout ça…
Rires.

D’un rire à l’autre

Difficile de parler… de ce qui fait rire
Cinq ou six pins sont posés sur la table
Rires
Ce qui peut inquiéter
Une chienne a fait des petits
Une chienne est perdue sur la route
Un père a oublié de donner à manger aux animaux
C’est la faute du père
Que donne-t’on à manger aux animaux ?
Que donne-t’on à manger aux hommes ?
Qui a les restes ?
Rires
Détente
Les enfants ne sont plus figés
(S’) Imaginent
Mi-chien, en haut
Mi-homme, en bas
Les enfants peuvent être jaloux…
… de ce que mangent les parents
Les chiens qui mangent des poules
Qui tirent des tracteurs
Qui font partout sur le lit quand les adultes sont partis,
… les ont laissés
Quand les chiens sont tristes
Sont fous
Sont jaloux
L’adulte propose :
Ici, nous pourrions avoir peur de nous manger
Peut-être l’envie… aussi
Un enfant conclut
Pas tout de suite, plus tard
Rires.

 

A/ AUTOUR DE L’INCORPORATION

1/ Au commencement était la bouche

Le bébé s’ouvre au monde et crie ; la bouche réclame à être remplie.
Toute première expérience ? Il serait difficile aujourd’hui de le soutenir, ce serait oublier toute la vie intra-utérine que le nourrisson a déjà derrière lui. C’est alors comme si cette première manifestation ne pouvait déjà se concevoir, n’avait de sens que par rapport à cette première rupture fondamentale, séparation soumettant le bébé à de nouvelles conditions de vie.
Il n’est pas question ici de ranimer une vieille querelle autour d’un traumatisme ou non à la naissance, mais bien de s’interroger sur ce que recouvre ce cri ; un regard sur ce qu’il appelle…
Appel pour une réunion immédiate de ce qui vient de se….
M. Hanus évoquant la clinique du travail de deuil (16), nous parle du cri dans un chapitre intitulé « Les premiers moments » : « Ils sont marqués par un état de choc à l’annonce de la perte qui nous arrive, qui nous frappe… la brutalité de la perte… entraîne un choc particulièrement intense… la première réaction est le refus… elle va parfois jusqu’à un cri… »
Il poursuit : « Mais ce cri est aussi la première décharge des affects pénibles et lourds que l’annonce du deuil vient de déterminer ; c’est donc déjà un début de prise en compte, même minime, de la réalité. C’est aussi un appel, un appel vers le disparu, le signe régressif d’un comportement ancien, archaïque, primitif, où il suffisait de crier pour qu’apparaisse de nouveau près de nous la personne chère qui avait disparu provisoirement de notre horizon et qui absente, était perdue temporairement ».
Il pourrait apparaître comme singulier que je m’interroge et me concentre, sur cette question du cri, alors que la clinique précédemment citée ne semble pas y faire référence. C’est me semble-t-il parce que le cri peut être envisagé comme le négatif du silence. Ne pas ouvrir la bouche pour ne pas crier, dans cette impossibilité de crier. Comme nous le rappelle M. Hanus, crier montrerait que le moment de prostration et de sidération est déjà en voie de dépassement.
Au commencement était la bouche. La bouche est vide. Des enfants viennent pour leur première séance de groupe de parole, leur bouche est vide, comment ce vide va-t’il devenir langage ?
N. Abraham et M. Torok (1) soulignent que « les tout débuts de l’introjection ont lieu grâce à des expériences de vide de la bouche, doublées d’une présence maternelle. Ce vide est tout d’abord expérimenté comme cris et pleurs, remplissement différé, puis comme occasion d’appel, moyen de faire apparaître, langage. Puis encore, comme auto-remplissement phonatoire, par l’exploration linguopalato-glossale du vide, en écho à des sonorités perçues depuis l’extérieur et enfin, comme substitution progressive partielle des satisfactions de la bouche, pleine de l’objet maternel, par celles de la bouche vide du même objet mais remplie de mots à l’adresse du sujet. Le passage de la bouche pleine de sein à la bouche pleine de mots s’effectue au travers d’expériences de bouche vide. Apprendre à remplir de mots le vide de la bouche, voilà un premier parodyme de l’introjection. On comprend qu’elle ne peut s’opérer qu’avec l’assistance constante d’une mère, possédant elle-même le langage (…). D’abord la bouche vide, puis l’absence des objets deviennent paroles, enfin les expériences des mots elle-même se convertissent en d’autres mots. Ainsi, le vide originel aura-t-il trouvé remède à tous ses manques par leur conversion en rapport de langage avec la communauté parlante ».
L’introjection conçue comme une communion des « bouches vides », est une proposition séduisante, tout particulièrement lorsqu’on se propose de faire apparaître un langage en situation de groupe ; les enfants dont nous nous occupons ont le plus souvent acquis le langage, mais notre tâche est bien de favoriser l’émergence de ces mots qui n’ont jamais pu être dits, ou jamais dits de cette façon-là…
Et cette émergence, nous le voyons bien, pose problème, d’emblée. Nous, thérapeutes et enfants, attendons les mots venir et nous essuyons un refus ; ce refus parfois tout à fait inconscient, ce silence, peut durer une éternité, plusieurs séances, quelquefois plusieurs mois.
Et puis vient le rire, le rire comme décharge parfois un bâillement, ou un soupir.
Ces manifestations ne sont pas véritablement adressées à l’autre, elles sont plutôt du côté du narcissisme de l’anobjectal (comment pourrait-il en être autrement en ce temps primordial ?…), même si elles émanent de plusieurs membres du groupe.
Rire partagé, mais du côté maniaque, anti-objectal, anti-dépressif. De l’autre, j’en veux, et je n’en veux pas, de l’ambivalence ?
Il semble que le rire, le cri ou encore le bâillement soient à la frontière du narcissisme et d’une tentative de (ré)objectalisation, ou tout du moins de créer ou de recréer un lien à l’autre. Prémisses de la construction d’un lien de ce qui n’est pour l’instant qu’anobjectal.
Ils recouvrent une recherche de liaison entre les membres d’un groupe, mais dans une sorte de mise à zéro des individualités.
Il en va ainsi de ces débuts de traitement de groupe où nous sommes tous confrontés, nous psychothérapeutes et animateurs de groupe, à ces silences, rires, cris partagés le plus souvent par l’ensemble des enfants.
Ces séances très, « trop » bruyantes, extrêmement sonores ont déjà bien été décrites et mises en relief dans le travail de P. Privat et J.B. Chapelier (21), mais jusqu’alors plutôt sous l’angle d’une recherche de contenant sonore. Cette hypothèse peut être complétée, me semble-t-il, par cette dimension d’appel, au regard de ce qu’un débit de traitement réactive des toutes premières expériences de séparation et/ou de deuil.

2/ Incorporation et deuil liminaire

R. Kaës, à partir d’une réflexion sur les groupes de formation (17), nous sensibilise à ce qu’il appelle le « deuil liminaire », en insistant sur la séparation temporaire des participants d’avec leurs attaches affectives habituelles. Il établit alors un parallélisme avec la situation de l’adolescent se préparant à quitter sa famille, sa mère, son enfance.
Il est possible d’élargir cette réflexion à d’autres groupes, notamment aux groupes psychothérapeutiques d’enfants en considérant qu’au fond, tout enfant commençant un traitement doit faire face aux angoisses de perte, de séparation, et se doit d’effectuer un travail de deuil qui lui permette d’abandonner ses fixations habituelles, et de développer de nouvelles capacités d’investissements.
R. Kaës se concentre sur deux réactions de deuils correspondant successivement à l’entrée en groupe et à la phase terminale avant la séparation définitive de ses membres. Mais il s’intéresse également au travail qui s’effectue entre ces deux temps. Il précise : « Dans une situation inaugurée et terminée par une perte d’objet, le travail du deuil est le support même du travail de la fonction . L’un et l’autre aboutissent normalement à l’incorporation-introjection d’un objet bon et stable par le moi des participants. Mais le statut de cet objet change entre le travail de deuil initial et le travail de deuil terminal : d’un côté, par exemple, le groupe lui-même est élaboré en objet « bon », voire idéalisé, réactionnel à la perte primitivement subie et à la perte terminale prochaine. Mais c’est à perdre de nouveau cet objet et à en faire le deuil qu’un autre objet bon pourra être introjecté, assimilé et établi à l’intérieur du moi. L’élaboration de cet autre objet, la découverte et l’appropriation personnelles des ressources du sujet pour de nouvelles performances satisfaisantes est le résultat du processus de séparation et de sublimation, aboutissement du travail de deuil réitéré , c’est-à-dire de l’émergence de modalités nouvelles, complexes et différenciées de relations d’objet ».
Bien qu’il s’agisse ici de groupe de formation d’adultes, il me semble que ces réflexions peuvent prendre place dans les groupes psychothérapeutiques d’enfants qui, dans la mesure où ce sont ici des groupes fermés, se déroulent sur une période relativement brève, c’est-à-dire en moyenne deux ans.
Explorons la clinique à notre disposition et tout d’abord ce qui apparaît fréquemment dans le contenu des premières séances chez les enfants, j’entends tout ce qui touche à l’agressivité orale, notamment sous la forme de fantasme d’incorporation.
Rappelons ce que nous disent Laplanche et Pontalis (19) au sujet de l’incorporation : « Processus par lequel le sujet sur un mode plus ou moins fantasmatique fait pénétrer et garde un objet à l’intérieur de son corps. L’incorporation constitue un but pulsionnel et un mode de relation d’objet caractéristiques du stade oral (…). En fait, trois significations sont bien présentes dans l’incorporation : se donner un plaisir un faisant pénétrer un objet en soi ; détruire cet objet ; s’assimiler les qualités de cet objet en le conservant en dedans de soi ; c’est ce dernier aspect qui fait de l’incorporation la matrice de l’introjection et de l’identification ».
Si nous reprenons l’hypothèse d’un deuil marginal en début de groupe, il est intéressant de se pencher sur les fantasmes d’incorporation qui s’y expriment, fantasmes qui nous apparaissent comme un mécanisme de défense habituel contre la perte, et pourrait-on dire d’ores et déjà, contre un travail de deuil. Nous pourrions nous interroger sur ce fantasme défensif anti-introjectif et/ou anti-deuil, au moment précisément où l’enfant arrive dans un monde nouveau.
Kaës nous rappelle que le terme même d’incorporation est dans le groupes de formation, « une des métaphores les plus fréquentes du processus groupal dans la période initiale ».
Nous constatons que dans le groupe I dont j’ai présenté les premières rencontres, l’agressivité orale apparaît sous forme de chaussures dentées, et donc rétrospectivement, l’on pourrait dire qu’elle est déjà exprimée dès la deuxième séance (pieds qui s’entrechoquent comme pour se mordre).
Les pieds apparaissent comme un déplacement vers le bas de la bouche rugissante qui est au premier plan, pieds chaussés de chaussures elles-mêmes chaussées… de dents.
Il est courant dans les groupes que les pieds (le regard sur les pieds par les adultes, les pieds qui se touchent pour les enfants), soient particulièrement investis par les participants, précisément dans la période inaugurale contre le fantasme d’indifférenciation que cette réaction met à jour (les pieds ou les chaussures étant nettement moins différenciées que les visages…), il semble qu’elle recouvre également une mise à l’écart défensive de la réactivation du sadisme oral.
Le fantasme d’incorporation dans le groupe qui nous intéresse ici, apparaît clairement à la cinquième et à la sixième séance. L’entredévoration fait place à l’ingestion d’un fil de chaussette. Ce fil sera un peu plus tard identifié à une queue de rat.
Il faut bien sûr se demander pourquoi cette oralité destructrice, également traitée de plaisir libidinal (il fallait voir ces deux enfants se pourlécher les babines en dévorant virtuellement et mutuellement leurs intestins…), apparaît de façon si prégnante dans ce groupe. Une tentative de réponse réside probablement dans le fait qu’il s’agit d’un groupe de pré-adolescents (11, 12 ans), période au coeur du deuil de l’enfance ; par ailleurs, il est important de souligner que cette période initiale se situe au mois de mai, et donc les premières séances sont marquées du sceau d’une séparation proche.
Avant de poursuivre sur la nature du contenu incorporé, restons dans les sillages d’une réflexion autour du fantasme d’incorporation (en tant que tel).

3/ Nature de l’incorporation

N. Abraham et M. Torok (1) nous mettent en garde contre l’assimilation qui pourrait être faite entre incorporation et introjection. Tout d’abord « l’incorporation correspond à un fantasme et l’introjection à un processus », puis plus tard : « C’est pour ne pas avaler la perte qu’on imagine d’avaler, d’avoir avalé ce qui est perdu sous la forme d’un objet (…). Absorber ce qui vient à manquer (…) c’est refuser le deuil et ses conséquences, c’est refuser d’introduire en soi la partie de soi-même déposée dans ce qui est perdu, c’est refuser le vrai sens de la perte, celui qui ferait qu’en le sachant on serait autre, bref c’est refuser son introjection ».
Selon ces auteurs, l’incorporation serait le fantasme de la non-introjection.
C’est un éclaircissement capital qui nous est fourni et qui met fin à de multiples assimilations entre ces deux notions. Toutefois, ce fantasme d’incorporation, et il nous paraît très important de le préciser, n’implique pas que le processus introjectif ne peut s’enclencher ; l’on peut même se demander si l’incorporation n’est pas en somme une étape normale afin de se protéger des angoisses importantes liées à la perte.
Il serait même essentiel de savoir si ce passage incorporatif pourrait s’avérer nécessaire, et au fond, signerait même l’introjection à venir. Il serait bien sûr hasardeux de s’en tenir là et d’autres conditions semblent indispensables afin que puisse se mettre véritablement en marche ce processus.
Mais N. Abraham et M. Torok nous fournissent des éléments qui semblent pouvoir venir étayer cette proposition (1) : « … il est aussi un autre type de fantasmes (…) qui par son contenue illustre le processus par lequel la topique est en passe d’être modifiée. Nous voulons parler des fantasmes d’incorporation ».
L’incorporation, si je puis me permettre l’expression, taille dans le vif du sujet et si « elle a l’introjection comme vocation nostalgique », qu’en serait-il d’une vocation prophétique ?
Ainsi, le fantasme d’incorporation ne supprimerait pas ad vita éternam le potentiel introjectif, il le diffère, peut-être même il l’annonce.
A souligner que la perspective de l’incorporation comme anticipatrice du deuil à venir, telle qu’elle est représentée par exemple dans l’eucharistie, tendrait à étayer cette hypothèse (même s’il s’agit plus là d’une scène nécrophagique).
Si nous pouvions supposer donc que l’incorporation s’avère nécessaire, elle n’en est pas pour autant suffisante afin de pouvoir entraîner l’amorce d’un travail de deuil. Nous y reviendrons.
En tout état de cause, comme la mère ou son substitut pour le nourrisson, le (la) psychothérapeute doit assumer son rôle de permanence et de contenant, adulte, lui, en possession d’un langage ayant de multiples fonctions.
Nous en sommes donc au point de constater que l’incorporation serait consécutive d’un deuil liminaire et anticipatrice d’un autre travail de deuil, en attente… différé
C’est un phénomène qui en début de groupe a toute sa cohérence puisque si l’introjection met fin à la dépendance objectale, l’incorporation, elle, renforce ou crée un lien marginal.
Il est maintenant grand temps d’aborder ce qui concerne le contenu même de l’incorporation. pour l’introduire, je citerai un fois encore N. Abraham et M. Torok, ces auteurs s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles les paroles de l’introjection viennent à manquer. Et ils répondent : « Il ne peut s’agir que de la perte soudaine d’un objet narcissiquement indispensable… »
Serait-il alors plus judicieux de se pencher non pas sur la nature et les caractéristiques du deuil, mais bien sur la nature de l’objet dont les membres d’un groupe peuvent être endeuillés.
Nous avons encore peu parlé de groupe, c’est-à-dire du groupe en tant qu’entité. D.Anzieu nous propose la métaphore suivante : « La situation de groupe en général, de groupe libre en particulier, provoque une régression du sadisme oral, une angoisse corrélative de perte de l’identité personnelle et une recherche compensatoire de fusion avec l’imago de la bonne mère » .
D. Anzieu souligne bien par ailleurs que la pulsion sadique orale peut s’exprimer non en paroles mais par le silence. Il poursuit : « La situation groupale (…) éveille souvent la représentation fantasmatique d’un hydre à têtes multiples et à bouches suçantes ou dévorantes. Quand un sujet est envahi par ces représentations, il est saisi d’une peur inconsciente d’être mangé par les autres s’il ouvre la bouche, c’est-à-dire qu’il projette sur eux, sous forme de crainte d’une rétorsion, sa propre pulsion réprimée à détourner l’objet d’amour en l’avalant. Il vit la loi du talion sous la forme archaïque suivante : « Les autres, qui n’arrêtent pas de parler depuis le début, me manifestent, en ouvrant sans cesse la bouche, qu’ils seraient prêts à me dévorer si moi-même, en ouvrant la bouche apparemment pour parler, je me faisais soupçonner de vouloir les dévorer ». (…)
Les silencieux, dans les groupes, se taisent car ils ont peur d’être dévorés ».
Cela nous aide à comprendre pourquoi dans les groupes, les silencieux ne laissent jamais indifférents les autres membres du groupe. Soit ils sont inconsciemment maintenus dans ce statut parce qu’ils assument (et portent) ainsi toute la problématique orale sadique qui est projetée sur eux, soit ils sont vivement « sollicités » voire « bousculés », et ceci pour les mêmes raisons. Nous en avons un exemple dans notre troisième séance du groupe I où « celle qui ne parle pas » n’avait d’autre destin que celui d’une mémé écrasée.
Mais reprenons d’un peu plus près les réflexions de D. Anzieu qui évoque « la pulsion réprimée à détruire l’objet d’amour ». Pour lui, il est clair que la fantasmatique orale dans les groupes renvoit au « désir prégénital et ambivalent, des participants-enfants de manger la mère-moniteur pour se l’incorporer, pour, s’identifiant à elle, devenir à leur tour de bons moniteurs, pour la détruire aussi bien. Antérieurement au tabou de l’inceste (et du parricide) fonctionne le tabou de manger la mère, dont la transgression est sanctionnée par le sevrage (…). On n’ouvre pas la bouche librement, car elle déchiquetterait l’objet même dont on a soif et faim ». Pouvons-nous généraliser cette hypothèse ?
Dès lors se pose une question, si du deuil liminaire dont nous avons déjà abondamment parlé, résulte toute une fantasmatique incorporative, comment cette dernière pourrait-elle concerner le (la) thérapeute alors que même si la dépendance est initialement importante, les liens ne commencent qu’à se tisser et qu’il serait hasardeux d’évoquer d’emblée des phénomènes transférentiels ?
Dans cette perspective, l’incorporation ne serait pas tant une première « tentative » d’identification au thérapeute qu’une façon de garder « l’objet » perdu, ou risquant d’être perdu.
Comme à l’adolescence, le processus induit par tout traitement consiste à désinvestir les liens de dépendance narcissique qui unissent l’enfant à ses parents et à les investir ailleurs, ou pourrait-on dire à désinvestir les types de relation d’objet (si relation d’objet il y a) afin de laisser la place à d’autres types de relation possibles. Bien sûr, les enfants n’ont pas à « perdre » leurs parents mais plutôt une certaine image interne parentale, il n’est pas question de désinvestir le champ relationnel aux parents, l’enfant étant « nécessairement » dépendant.
Pour l’adolescent, cela s’avère plus complexe ; le groupe semble lui fournir l’espace idéal où il peut justement élaborer un certain type de deuil par rapport aux imagos parentales (et fraternelles ?) avec des pairs, avec un adulte dans un « ailleurs » qui prête à de nouvelles identifications. Mais d’une part, le « modèle psychothérapique » n’est probablement pas suffisamment hors norme (sous entendu restant dans des normes d’adultes), et en même temps, il y aurait peut-être une adéquation apparente trop importante entre le désir de cet « ailleurs » et la thérapie proposée ; ce désir étant empreint de destructivité, il en résulte une certaine culpabilité à gérer pour chaque membre du groupe.
Si l’objet à consommer n’est pas dans un premier temps le (la) thérapeute, quel est-il donc, qui est donc cet objet ?

4/ L’objet incorporé

C’est ici que nous pourrions introduire l’incontournable Totem et Tabou (7). Que nous propose Freud ? : « Un jour, les frères qui avaient été chassés se coalisèrent, tuèrent et mangèrent le père, mettant ainsi fin à la horde paternelle (…). Dès lors, dans l’acte de le manger, ils parvenaient à réaliser l’identification avec lui, s’appropriant chacun une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première fête de l’humanité serait la répétition et la commémoration de ce geste criminel mémorable qui a été au commencement de tant de choses, organisations sociales, restrictions morales et religion ».
Un quart de siècle plus tard, S. Freud est toujours intimement convaincu de son hypothèse qu’il a construit à partir de considérations théoriques de C. Darwin (horde sous l’emprise du despote paternel), d’Atkinson (rébellion des fils et dévoration du père), et de W. Robertson-Smith (clan totémique), et il prolonge ses réflexions dans son travail sur Moïse (12). Il tente alors de nous donner une clé qui nous permet d’avancer dans la compréhension de certains phénomènes groupaux à partir « d’analogies » avec des processus concernant le psychisme individuel.
Cette clé nous permet d’élargir un horizon sur la question de la mémoire, non plus seulement ontogénétique, mais phytogénétique, et ceci à partir du phénomène de la latence et du retour du refoulé. « Traumatisme précoce -défense – latence – éruption de la maladie névrotique – retour partiel du refoulé : telle était la formule que nous avons établie pour décrire le développement d’une névrose (…). Dans la vie de l’espèce humaine, il s’est produit des processus analogues à ceux qui ont lieu dans la vie des individus.
Donc, qu’il y a eu aussi des processus à contenu sexuel – agressif, qui ont laissé des conséquences durables mais furent le plus souvent objets de défenses, tombèrent dans l’oubli, qui ont produit leur effet plus tard, après une longue latence, et qui ont créé des phénomènes analogues aux symptômes dans leur structure et leur tendance ».
Freud insiste bien sur le fait que ce que nous considérons comme oublié (les impressions, les traces du passé) n’est pas effacé mais refoulé ; que ces contenus ne concernent pas seulement l’individu mais sont aussi des éléments de provenance phytogénétique, ce qu’il appellera « l’héritage archaïque ». Que par ailleurs les réactions à ces traumatismes du passé semblent bien souvent plus facilement explicables en lien avec un évènement phytogénétique qu’en référence avec l’histoire personnelle. Il poursuit : « L’héritage archaïque de l’homme n’englobe pas seulement des dispositions, mais aussi des contenus, des traces mnésiques relatives au vécu des générations antérieures ».
Freud se centre toujours alors sur ce qui, depuis Totem et Tabou, s’avère central pour la compréhension de la psychologie des masses et affirme : « … les humains ont toujours su – de cette manière particulière – qu’ils ont possédé un jour un père primitif et qu’ils l’ont mis à mort ».
Il ajoutera qu’un évènement pour pénétrer dans l’héritage archaïque, doit être suffisamment important et qu’il doit se répéter un nombre de fois suffisant ; dans le cas du meurtre du père, estime-t-il, ces deux conditions sont remplies.
Ainsi, « lorsqu’un jour ils mirent à mort leur grand homme (Moïse), ils ne firent que répéter un forfait qui, dans des temps primitifs, s’était dirigé contre le roi divin, comme le prescrivait la loi, et qui, ainsi que nous le savons, remontant à un modèle encore plus ancien ».
Que pouvons-nous faire aujourd’hui de cet « héritage archaïque » lorsqu’il s’agit d’un groupe psychothérapeutique d’enfants ou de pré-adolescents ?
Si nous entérinons l’hypothèse précédente, « l’objet » dévoré par les enfants en situation de thérapie de groupe, quelle que soit la forme sous laquelle apparaisse cet « objet » ne serait autre que le père de la horde primitive, le père despote archaïque.
Les représentations qui nous sont proposées par les enfants sembleraient pouvoir illustrer d’une façon saisissante les spéculations freudiennes. Ainsi, dans le groupe II, il est évoqué, lors des toutes premières séances, le temps lointain de la préhistoire (thème fréquent dans la période initiale, ce dont pourraient témoigner bon nombre de psychothérapeutes de groupe d’enfants). Il est ici fantasmé que les singes, avant de devenir des hommes, tuent un mammouth. Fait suite une sorte de chaos, pour enfin, lors de la même séance, revenir à une mise en ordre, y compris dans le langage : « C.M.P.P, ça veut dire Centre Médico-Psycho-Pédagogique ».
Le mammouth ne serait autre qu’un père primitif, et qui, lors de la séance suivante, prend figure humaine pour, en signe de rétorsion, tuer à son tour le singe qui veut s’approprier une dame. Freud proposerait probablement symboliquement un des frères du clan voulant s’approprier la mère.
Il est également très intéressant de noter que lors de la quatrième séance, suite à une image de père fautif où il est question à nouveau d’incorporation, d’ingestion, nous rencontrons un nouveau personnage mi-homme (en bas) mi-chien (en haut).
Cette représentation combinant homme et animal serait pour Freud un signe du retour du refoulé s’exprimant dans un long passage parsemé de phases de transition dont nous avons ici une possible illustration : « D’abord, le Dieu à forme humaine porte encore la tête de l’animal, plus tard il se métamorphose de préférence en cet animal particulier, ensuite cet animal est sacré à ses yeux et devient son animal favori, ou bien il a tué l’animal et porte lui-même une épithète qui en rappelle le nom. Entre l’animal totémique et le Dieu surgit le héros, fréquemment comme phase préalable de la divinisation (…). Enfin se produit la décision de réserver toute la puissance à un Dieu unique (…). A ce moment seulement, la souveraineté du père de la horde primitive se trouva rétablie… »
C’est un enfant du groupe qui lors de cette même séance et en guise de conclusion, annonce une prochaine cérémonie incorporative, énonçant ainsi la pérennité du repas totémique.
Dans le groupe III, il s’agit dès la séance inaugurale d’un homme préhistorique qui débarquait au XXe siècle. Celui que je dénomme « le visiteur » vient ainsi hanter les esprits du groupe. Il prend rapidement l’aspect d’un fantôme au moment précis où l’un des membres du groupe est absent.
La représentation du fantôme est sans nul doute polycémique. Elle symbolise et condense l’inconnu projeté sur le groupe, sur le thérapeute, sur l’enfant absent, mais peut-être également ce revenant des temps primitifs, ce mort-vivant et qui finalement se transforme en vampire.
Il est frappant de constater, à la suite de Freud, que le Dieu primitif des tribus jeunes, Yahvé, le Dieu des volcans, apparaît comme un démon inquiétant, avide de sang, qui rôde la nuit et fuit le jour. Que serait-ce sinon un vampire ?
Nous pourrions alors avancer cette hypothèse : le dieu primitif, le soi-disant père de la préhistoire, serait un dieu vampirique, un dieu oral, et la seule façon de le maîtriser serait de la manger avant d’être dévoré, dévitalisé par lui, vidé de son sang.
Cela comporterait deux avantages non négligeables : d’une part incorporer le démon permettrait d’écarter en partie le danger, d’autre part c’est un moyen de s’identifier à lui et de lui prendre sa puissance (et ceci doublement : manger du puissant rend puissant, sur le modèle alimentaire, comme gain d’énergie ; et l’acte d’incorporer sur le modèle identificatoire apporte également la puissance).
Ceci est très clairement exprimé par un enfant qui souligne le gain de force apporté par l’incorporation de fantôme, le fantôme-vampire ingéré a maintenant les yeux rouges et est musclé (apport vital de sang, de muscles).
Toutefois, il est bien clair qu’avaler un fantôme ne peut tout à fait permettre de se prémunir de l’inquiétude initiale. Devenir soi-même un fantôme, un mort-vivant, génère une angoisse nouvelle comme semblent en témoigner l’excitation et l’agressivité consécutives.
Est-ce ici un nouveau signe que l’incorporation est un passage important mais non pas suffisant ?…
Nous pourrions maintenant nous poser la question suivante : ce démon a-t-il un sexe, est-il sexué ? Pour Freud, il est tout à fait clair qu’il s’agit là d’un homme, d’un père, d’une image paternelle.
Ce que nous livre la clinique de groupe d’enfants est moins net (et ce n’est bien sûr pas un hasard). Si l’homme préhistorique n’offre pratiquement pas d’ambiguïté, il n’en est pas de même du mammouth dans la consonance n’est pas sans rappeler la mémé du groupe I (séance 3), c’est-à-dire une image maternelle, au fond l’imago d’une mère archaïque et toute-puissante . Par ailleurs, en quoi un vampire serait-il plutôt un homme qu’une femme, masculin que féminin ?
En fait, ce que nous pouvons bien souvent relever, c’est une image condensée, tout à la fois paternelle et maternelle.
Derrière le sexe apparant de la figure primitive, se cache l’autre sexe. Derrière le père primitif se cache la mère archaïque. Nous en avons une merveilleuse illustration dans ce Belfegor qui fit frémir le Musée du Louvre et nos psychismes « accrochés » au petit écran.
Dès lors, nous pourrions nous demander s’il ne s’agit pas là d’une représentation de parents combinés. Il ne serait plus exactement question du meurtre du « père » mais plutôt d’une tentative de meurtre de scène primitive archaïque où les parents sont confondus. Ce qui est tué, c’est une scène originaire ; c’est aussi un acte (la scène d’un acte).
Un acte tue un autre acte.
Par ailleurs, si l’hypothèse freudienne est séduisante, une certaine partie de son contenu nous pose au moins deux types de problèmes.
D’une part, concernant la question de l’héritage archaïque, nous pourrions nous demander avec E. Enriquez (6) s’il est nécessaire de postuler l’hérédité des caractères acquis ou des évènements traumatiques. Et si le meurtre évoqué précédemment, de quelque nature qu’il soit, ne se présente pas obligatoirement comme la répétition d’un évènement antérieur mais comme relevant de l’ordre de la nécessité (le père doit être tué) ou comme un fantasme organisateur de la personnalité et de la culture.
D’autre part, il y aurait dans le mythe de Totem et Tabou un évitement. Pour D. Anzieu (2), cet évitement réside dans une restructuration effectuée après-coup, lors de la phase oedipienne, d’un fantasme de la phase orale.
J. Kristeva (1, pour sa part, souligne que « la figure féminine ou maternelle hante une grande partie de ce livre et continue à en former l’arrière-fond… »
Freud, en se concentrant sur le meurtre du père, aurait ainsi finalement mis de côté ce qui semblait important dans sa réflexion initiale : la phobie de l’inceste.
Ces différents propos mettent finalement l’accent, si l’on y regarde bien, sur un point : l’articulation qui reste toujours à faire entre oralité, incorporation, cannibalisme et d’une façon générale, la question oedipienne. Nous y reviendrons.
Je souhaiterais pour l’instant avancer sur le terrain du deuil, c’est-à-dire en tentant de prolonger le parcours freudien, avancer sur le terrain du meurtre.

 

B/ AUTOUR DU MEURTRE ET DU SACRIFICE

1/ Le double meurtre

S’il y a deuil, il y a mort, et s’il y a mort nous dit Freud dans Totem et Tabou, il y a meurtre.
Revisitons « Moïse ». Moïse en s’instituant élu de Dieu et en choisissant son peuple, se doit de tuer Akhénaton. Tout en ravivant une tradition, il la modifie, c’est-à-dire essentiellement en imposant la loi mosaïque.
Puis il emmène son peuple vers la terre promise. Le peuple « égyptien » de l’exode, lui, ne pouvait tuer son leader, son Dieu, car il n’était alors que trop précieux. C’est une première phase où le meneur est indispensable. S’il le tue, ce ne peut être que par incorporation ; on ne peut imaginer l’exode sans son chef pour le mener à bien.
C’est le peuple sémite déjà installé sur la terre devenue plus tard Israël qui, selon Freud, aurait éliminé Moïse.
En fait, il s’agit de la « vérité historique », nous pourrions entrevoir l’exode comme une métaphore d’un temps psychique nécessaire à la constitution d’un peuple.
Le début de l’exode, c’est le premier acte fondateur où Moïse rompt le lien de filiation, équivalent à un premier « meurtre ».
Un meurtre oral car devant prendre en charge, d’une certaine façon, la succession phytogénétique des parricides.
Le deuxième acte fondateur, c’est le meurtre sur la personne de Moïse, qui instaure véritablement le peuple juif, et amène la loi du père ; car si nous avions vu que l’incorporation du chef de la horde primitive permettait de s’attribuer la puissance du père, il est utile de préciser que s’effectue dans le même temps l’introjection de son pouvoir interdicteur.
Dans un premier temps, c’est le peuple égyptien qui emmène Moïse avec lui, ou dans lui, l’ayant incorporé, puis dans un second temps, il l’élimine, s’en détache, le rejette.
S’il faut trois générations pour assurer une filiation, il faut donc un « double meurtre » pour accéder à l’oedipe : schématiquement, un premier meurtre oral, cannibalique, et un deuxième, anal.
Nous pourrions nous demander si les doubles cérémonies funéraires de certaines tribus primitives ne viennent pas en écho à ce qui vient d’être évoqué. Comme nous le précise A. Green (14) : « Tout d’abord, le père est consommé, les meurtriers lui redonnent vie par cette nouvelle conception qui aboutit à une renaissance, puis celle-ci est bientôt suivie de sa deuxième mort par l’élimination de son cadavre excrémentiel (…). Tuer le père ne met pas fin à son existence et ne résout pas le complexe paternel ». Une seconde phase est nécessaire. Ou vu sous un angle quelque peu différent, un rappel de Freud (7) cette fois : une première cérémonie qui signifie la disparition du corps, un deuxième qui envoie définitivement au royaume des morts.
Mais revenons à nos agneaux. Il est remarquable de constater que, tout comme Moïse, si je puis me permettre ce « rapprochement », le thérapeute se choisit un groupe. C’est lui qui pose la première pierre, qui donne un premier élan, qui dicte des lois, et qui propose aux enfants de sortir d’un certain « esclavage » psychique. Il fournit un système symbolique. Il est don d’amour et de refus d’amour ; et Moïse bien que non despotique, contrairement au chef de la horde, souligne Enriquez (6), « est en même temps sa réincarnation et il doit subir le même sort (…). Le destin du grand homme, c’est d’être tué. C’est à cette seule condition que les peuples peuvent vivre, d’où ce paradoxe : sans grand homme, pas de peuple ; sans meurtre du grand homme, pas de peuple non plus ».
Dans nos groupes psychothérapeutiques, nous retrouverions les deux temps cités plus haut : un temps initial en référence au meurtre de la figure archaïque qui à l’occasion du temps de crise correspondant au début du traitement en groupe, resurgit comme retour du refoulé (et réactivait les pulsions orales et anales), puis afin de le perpétuer et de fonder un nouveau groupe, c’est-à-dire avec une véritable existence de groupe tissée de liens solides, et non un simple conglomérat d’individus, un second meurtre s’avérerait nécessaire : le meurtre du thérapeute, symboliquement s’entend.
Le thérapeute doit donc accepter d’être tué. Ce sera l’une des conditions sine qua non du bon déroulement de la dynamique groupale.

2/ Le bouc-émissaire

Tout d’abord, il est important de souligner que le thérapeute n’est pas, dans le groupe, le premier à être attaqué, malmené, ou pourrait-on dire, envoyé au diable. Une des phases que l’on retrouve de façon quasi systématique dans les groupes psychothérapeutiques d’enfants, est celle du bouc-émissaire.
Le phénomène vaut la peine que nous nous y arrêtions.
Bouc-émissaire est une expression qui viendrait du grec « apopompaïos » signifiant : « qui écarte les fléaux ». La traduction du texte hébreu serait : « destiné à Azarel ». Azarel est le nom d’un démon ancien censé habiter dans le désert.
L’action rituelle dont le bouc fait l’objet est ainsi décrite : « Aaron lui posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes les fautes dans un lieu aride » (Cf. XVI du Lévitique).
René Girard (13) nous rappelle ce passage puis émet l’hypothèse suivante : les grandes persécutions sont déclenchées par des crises sociales graves, au moment où les règles et les différences qui définissent l’ordre culturel risquent d’être remises en cause ; « ce n’est jamais la différence qui obsède les persécuteurs (malgré ce que l’on serait tenté de croire, les victimes bien souvent désignées étant les malades, les fous, les infirmes, etc…), mais c’est toujours son contraire indicible, l’indifférenciation ».
Ainsi, le bouc-émissaire apparaîtrait au moment où un groupe social se sentirait en danger à cause d’un risque de régression à un niveau d’indifférenciation trop important ; et il précise : « Ce n’est pas l’apparition du phénomène qui serait pathologique mais sa fixation et la répétition stéréotypée ».
Dans leur article, « Quelques hypothèses sur le phénomène du bouc-émissaire (4), J.B. Chapelier et C. Neuville tentent de montrer comment ce phénomène universel est lié à la constitution naturelle des groupes, comme représentant le stade le plus archaïque de différenciation. Cette position de bouc-émissaire si difficile qu’elle soit à tenir et à vivre dans le groupe, a toutefois une fonction protectrice. L’une de ces fonctions est de préserver l’adulte garant de la constitution, de la création et de la continuité du groupe. Le thérapeute exclu prématurément laisserait le groupe dans l’abandon, les enfants étant dans cette phase initiale encore extrêmement dépendants. Le désir de fuir cet état de dépendance est présent, mais les membres du groupe n’ont pas encore les moyens de l’assumer.
Un bon nombre de rituels tirés de l’histoire ou de l’ethnographie témoignent de sacrifices dont les victimes sont les représentants du pouvoir, les rois ou un homme pouvant les représenter, un vieillard par exemple ; mais c’est aussi par déplacement ou par inversion un enfant, un pauvre, ou le frère du roi. On retrouve cette destruction dans le groupes où le bouc-émissaire peut être le leader, mais tout aussi bien l’enfant le plus démuni, le plus fragile.
Il apparaît ainsi que l’enfant bouc-émissaire reçoit un certain nombre de projections négatives en lieu et place du thérapeute. C’est donc dans un second temps à ce dernier, au moyen d’un commentaire, de donner la possibilité de faire revenir sur lui ces projections. Dans le cas où il n’assume pas ce rôle de réceptacle des mauvais objets, des déchets, refusant de vivre des affects dépressifs , le groupe se structure autour de l’enfant bouc-émissaire, reproduisant, nous précisent J.B. Chapelier et C. Neuville, éternellement cette oscillation paradoxale : « On t’attaque car tu empêches le groupe de se constituer unitairement mais on te garde pour nous protéger de l’indifférenciation ».
Ces auteurs reprendront l’extrait suivant de la Bible : « Le grand prêtre attachait un fil de laine rouge aux cornes d’un bouc et ce fil devait être divisé en deux brins, l’un accroché aux cornes et l’autre au rocher ; ainsi, quand le bouc était poussé dans le vide, le fil était détressé ». De cet élément, ils concluaient que la chute du bouc évoque l’arrachement des liens d’agrippement du bébé à la mère avec la détresse qui en résulte.
Il est donc de plus en plus clair que le phénomène du bouc-émissaire témoigne d’un niveau de problématique primaire, archaïque.
Le brin rouge évoque bien sûr le cordon ombilical et le lien du sang, c’est-à-dire au fond une naissance. De quelle naissance s’agit-il pour le groupe ?
Nous pourrions attribuer à tort la naissance d’un groupe à ce temps de la rencontre initiale entre l’ensemble des membres. La période du bouc-émissaire ne préfigure-t-elle pas au fond une véritable naissance dans une première tentative d’élaboration d’un processus de séparation, un temps initiatique entraînant une différenciation générationnelle, c’est-à-dire une première reconnaissance d’une différence entre adultes et enfants.
Ceci nous intéresse au plus haut point et nous ramène à une précédente hypothèse : nous avons vu que la figure archaïque incorporée dans les débuts du groupe semble renvoyer en fait à une représentation de parents combinés, une scène primitive archaïque, où les protagonistes sont indifférenciés.
Une nouvelle perspective consisterait à entrevoir l’évènement incorporatif et l’évènement…………….. comme deux voies ayant pour même fonction la maîtrise sur un couple fantasmé, fondateur du groupe ; ceci qu’il s’agisse du couple de cothérapeutes, ou d’un thérapeute seul (à noter en effet que l’on trouve des représentations de parents combinés dans les groupes en monothérapie).
Il est remarquable à cet égard de relever l’une des réflexions de J.B. Chapelier et C.Neuville : « Le bouc-émissaire est le seul constituant groupal qui permettre d’attaquer par la bande les créateurs omniprésents sous la forme indifférenciée de parents combinés ».
Si ces auteurs insistent sur l’angoisse d’être pris à l’intérieur même de la scène primitive archaïque, tourbillon excitant et générant des attaques répétées, je retiendrai surtout pour ma part la tentative de dompter l’adulte ou les adultes, défense, me semble-t-il, contre l’angoisse liée à la reconnaissance d’un couple originaire du groupe.
L’incorporation et le sacrifice seraient deux facettes d’un même mouvement, celui d’une lutte contre un travail de deuil au sens élargi, un deuil que nous commençons peut-être à pouvoir cerner. Ce dernier implique, nous le savons bien, toujours un retrait et les deux « évènements » cités permettent alors de recréer un lien dans le groupe.
Nous constatons aussi que dès les premières séances, le thérapeute doit être en mesure de supporter une phase dépressive. C’est un moment particulièrement éprouvant où il se sent exclu, inutile, voire incompétent. S’il ne peut y faire face, il est fréquent qu’un enfant du groupe doive malgré lui « assumer » cette tâche. C’est bien sûr un enfant dont la problématique rencontre ce statut de bouc-émissaire.
Cette étape marquée par le phénomène du bouc-émissaire sacrifiant un membre du groupe, puis le thérapeute, ne peut toutefois pas être assimilée à un meurtre symbolique. Les choses n’en sont pas encore là, j’entends, nous sommes encore loin d’une « accessibilité » à l’oedipe.
Il est frappant de constater que le bouc-émissaire dans la période initiale, n’est jamais tout à fait exclu, mais bien gardé tant il est nécessaire à la dynamique groupale. En référence à l’ancien testament, il s’agirait là plutôt du premier bouc sacrifié « sur place », le deuxième étant, nous le savons, envoyé dans le désert. Là encore, nous retrouvons cette double sanction, dynamique en deux temps successifs.

3/ Disparitions, ruptures, absences

Ceci m’amène à une autre interrogation concernant précisément des départs d’enfants, des groupes que j’ai pu animer, en l’occurrence ceux cités plus haut (I, II, III).
Dans chacun de ces groupes, ou deux enfants, pour des raisons variées, ont arrêté à un moment donné leur traitement. Cette répétition, dans un premier temps, ne pouvait que m’interroger sur mon contre-transfert qu’il était plus ou moins aisé d’analyser suivant les périodes et les circonstances de ces ruptures. Ayant eu par la suite l’occasion d’entendre régulièrement parler d’autres groupes animés par des collègues, je me rendis compte que ces départs étaient extrêmement fréquents, et bien souvent restés dans l’ombre, vite oubliés, banalisés par les animateurs ou les thérapeutes. Ceci, sous la forme de rationalisations s’appuyant sur les impondérables classiques (déménagement, entrée dans un internat, effet de la rupture des vacances d’été, parents ne supportant pas l’évolution et retirant l’enfant). Mouvement défensif auquel je n’ai pas échappé afin de lutter contre la perte réactivant des angoisses de séparation et/ou de castration. Ou bien c’était le soulagement qui l’emportait, déterminé par le fait que l’enfant parti était justement celui qui posait problème au groupe… et au thérapeute.
Il arrive que nous éprouvons le sentiment de ne rien pouvoir faire pour empêcher un enfant de partir et de se sentir dans l’impuissance de pouvoir le faire revenir dans le groupe.
Si toutes les raisons indiquées ci-dessus peuvent jouer un rôle dans la rupture d’un enfant, il n’en reste pas moins qu’il y a lieu de s’interroger et tenter de cerner les motivation inconscientes qui la génèrent.
Nous serions tentés une fois encore d’avancer l’hypothèse d’une exclusion sacrificielle de l’enfant en lieu et place du thérapeute. Mais qu’en est-il vraiment ?
Le plus souvent, ces départs ont lieu dans une période avancée de la dynamique groupale, et où l’excitation est de nouveau montée à un degré élevé, par exemple sous forme de lancer d’objets divers, traversant la pièce, atteignant les enfants mais aussi l’adulte. Si toutefois ce dernier n’est pas toujours touché, les projectiles pénètrent une zone extrêmement proche de lui. Lorsqu’il est atteint, les enfants accompagnent leurs excuses d’un large sourire…
Si rien n’est élaboré et/ou verbalisé au niveau de ces attaques qui manifestement concernent le thérapeute, il me semble que l’on peut craindre le départ d’un enfant ou des absences répétitives, aboutissant finalement également à une rupture.
Cette fois, c’est la référence au deuxième bouc, celui voué au désert et destiné à Azarel, qui semble s’imposer.
Lors de cette seconde phase, certaines conditions sont réunies pour que le groupe soit fondé et plus ou moins autonome, ce qui lui permet d’assumer son ambivalence à l’égard de l’adulte.
C’est donc au thérapeute d’être suffisamment solide et disponible afin de recevoir le message meurtrier, ce qui autorisera l’ensemble des enfants à franchir une nouvelle étape et probablement la dernière, celle d’un dernier deuil à effectuer, celui du groupe. Nous y reviendrons.
Voyons brièvement, comment dans le groupe I, l’un des enfants sera amené à quitter le groupe avant son terme : apparaît dès la treizième séance l’idée, le fantasme que quelqu’un serait à tuer. C’est la guerre dans le groupie. Les bouts de craies fusent. C’est une période où je me sens exclu, probable nécessité afin que le groupe, dans cette première phase déjà décrite, se constitue. Je tente de verbaliser cette exclusion en proposant : « Pour que vous puissiez continuer à vivre tranquillement et à jouer, il faudrait… » A ce moment précis, un enfant m’interrompt et poursuit… »tuer quelqu’un ». Un peu plus tard, dans cette même séance, Lionel propose d’amener une arme à billes glacées.
A la trente-cinquième séance émerge l’idée qu’il faudrait tuer Lionel, alors leader des enfants du groupe. Trois semaines plus tard, ce dernier amène un pistolet à billes assez imposant, le dirige dans un premier temps vers lui, puis vers les autres. Enfin, il est de nouveau question de tuer le président (cf. séance ).
A la séance suivante, je demande qui est le président de ce groupe. Les enfants me désignant, je leur souligne qu’ils pourraient venir ici avec leur colère à mon égard, en avoir peur ainsi que de mes éventuelles réactions agressives en retour.
Miguel, un autre enfant du groupe, exprimera son désir de ne plus revenir après les vacances d’été et qu’un projet d’internat se fait jour pour lui.
Ce projet s’actualisera à la rentrée, et le départ consécutif ne fragilisera que très partiellement le groupe. Ceci, me semble-t-il, en lien avec le fait que Miguel a pu, après beaucoup de résistances, revenir pour nous dire au revoir dans de bonnes conditions. C’était alors comme si le travail groupal avait pu, entre autres, préparer Miguel à son entrée pour l’internat et que conjointement, ce préadolescent avait pu, à l’occasion de son départ, préférer les autres enfants à la fin du groupe .
Dans un dernier entretien individuel avec Miguel, je lui ai donné mon sentiment comme quoi, en dehors du soulagement qu’allait probablement procurer l’entrée à l’internat par rapport aux relations conflictuelles qu’il entretenait avec sa famille, il se sacrifiait. De façon assez surprenante pour moi, Miguel acquiesce, mais me donne aussitôt un exemple dans sa scolarité, confirmant tout à fait mon hypothèse et intuition, aussi bien que sa dernière séance de groupe avait marqués d’une grande émotion.
Nous avions évoqué l’idée d’un sacrifice qui s’effectuerai de façon effective, dans l’acte, comme un défaut……., de………., d’élaboration, d’analyse. L’exemple précédent tendrait à modérer cette hypothèse (tout du moins à en relativiser les aspects négatifs). Il est alors impératif de se demander si là aussi, le départ d’un membre du groupe ne serait pas lié à une certaine nécessité qui serait à interroger.
Cela nous amène à un certain nombre de réflexion : d’une part, si l’on se penche sur l’origine du sacrifice, il nous conduit à un crime liminaire qui symboliquement, nous dit S. Freud, renverrait au meurtre du père ; un meurtre ne pouvant être expié que par le sacrifice d’une autre vie. Dans le christianisme, la religion du fils remplace celle du père ; ainsi la troupe des frères consomme la chair et le sang du fils et non plus du père, se sanctifie et s’identifie avec lui par cette consommation. La communion chrétienne est au fond une nouvelle élimination du père, une répétition de l’acte qui exige d’être expié.

Dans quelle mesure le départ d’un enfant, au moment précis où le désir se fait jour d’éliminer l’adulte, ne viendrait-il pas comme un acte à resituer groupalement comme expiatoire. S’il génère une certaine culpabilité (elle serait bien moindre que celle lié au désir d’éliminer le thérapeute), il permet toutefois, comme tout sacrifié, de (re)créer « le lien sacré entre participants et leur Dieu ».
D’autre part, et c’est un point sur lequel j’aimerai attirer l’attention, il est courant d’opposer deuil, en lien avec la mort d’une personne proche, et deuil au sens élargi, c’est-à-diretout ce qui serait de l’ordre de la perte.
Une façon de traiter cette question serait, me semble-t-il, de considérer que le deuil est prototypique du deuil élargi. Penser la perte exigerait en effet une représentation « d’un à mourir », « d’un à tuer », s’appuyant sur l’expérience comme par…. le commun des mortels, de la perte d’un être cher, expérience partageable, communicable, palpable, sociale et unifiante.
Et dans le deuil, la perte douloureuse est finalement avant tout la perte de la partie de moi attachée à l’objet, partie se retrouvant à vide ou à « vider », à « liquider », mais la perte interne, se « travaille », s’étaye pourrait-on dire, sur la perte externe, mort, disparition, frustration.
Nous avons donc un aperçu du processus de deuil en début de situation de groupe, ainsi que dans le déroulement de la dynamique groupale.
Penchons-nous maintenant sur la période terminale qui sans nul doute, pourra nous éclairer sur l’ensemble du processus de deuil dans la psychothérapie de groupe d’enfants.

 

C/ AUTOUR DU DEUIL ORIGINAIRE

1/ Fin de groupe et avant-goût du deuil

Je souhaiterais remonter à l’époque où je me préparais à terminer le groupe III, et où mes préoccupations étaient centrées sur le deuil à faire du groupe des enfants dont j’avais à me séparer.
Cette anticipation sur un deuil à venir constitue un nouveau jalon autour de la réflexion concernant le travail ou le processus de deuil. A priori, parler de deuil si je puis dire avant l’heure, paraît absurde ou né d’une confusion, à moins que cela ne soit avant tout l’expression d’une défense contre des angoisses de séparation.
Plus précisément, ce serait, me semble-t-il, se défendre de toutes les représentations et affects douloureux en lien avec une séparation prochaine. Penser prématurément au deuil pour éviter de penser à la séparation, cette perte même qui précède justement le travail de deuil.
En quelque sorte, tenter une réflexion sur le deuil pour éviter le travail de deuil… Soit.
Tout en admettant cette dernière hypothèse, la question initiale, celle d’un deuil à venir, mérite que l’on s’y attarde.
A partir du moment, de l’instant où nous avons décidé par exemple de la date d’arrêt d’un groupe, n’y a-t-il pas quelque chose de l’ordre d’un nouveau processus de deuil qui se met en route. Ou plutôt, n’est-ce pas parce qu’un certain travail de deuil est amorcé qu’une date d’arrête peut être envisagée. Retenons cette dernière proposition.
C’est S. Freud qui le premier nous invite à une réflexion sur ce qu’il appellera l’avant-goût du deuil dans son article sur la Verganglechkert ou l’éphèmère destinée (9).
Freud, lors d’une promenade, converse avec un ami et un jeune poète ; ces derniers se plaignent du caractère éphémère de la nature, des hommes, de l’art, les amenant à des sentiments de dégoût face au monde ou de révolte devant cette réalité. Ainsi, selon eux, l’éphémère destinée du Beau conduirait à sa dévalorisation. Freud s’inscrit en contre, mais son argumentation n’a visiblement aucun effet sur ses compagnons.
Il poursuit alors : « …. je déduisais de cet insuccès qu’un facteur affectif puissant intervenait pour troubler leur jugement, facteur que je crus plus tard avoir trouvé. Ce ne peut avoir é té que la révolte de l’âme contre le deuil aussi a dévalorisé chez eux la jouissance du Beau. Se représenter que ce Beau est éphémère donnait à ces deux êtres sensibles un avant-goût du deuil suscité par son déclin, et comme l’âme se retire instinctivement de tout ce qui est douloureux, ils sentaient la jouissance qu’ils puisaient dans le Beau endommagée par la pensée de son éphémère destinée ».
A noter au passage que si la promenade de Freud date d’août 1913, période où il vient de terminer Totem et Tabou, l’article y faisant référence est de novembre 1915, autre période qui suit l’achèvement du travail sur « Deuil et mélancolie » (.
L’hypothèse freudienne nous rend plus compréhensible les phénomènes de révolte et/ou de retrait à l’approche d’une perte, d’une séparation. Cet avant-goût permet à l’ensemble des protagonistes concernés par la séparation de se préparer à l’évènement douloureux. En fait, plus qu’un évènement bien circoncis dans le temps, il s’agit bien là plutôt d’une phase à traverser et à plusieurs épisodes.
Lorsqu’il s’agit d’une fin de traitement, deux phénomènes de deuil se condensent, sont intriqués. D’une part, celui lié à la séparation des membres du groupe : chaque enfant va quitter l’ensemble des autres enfants avec qui il avait au fil du temps établit des liens différenciés, et chaque enfant va quitter le groupe, c’est-à-dire qu’il doit faire face à la perte anticipée de l’entité groupe.
D’autre part, la phase terminale du groupe marque un passage, une nouvelle étape pour chacun, y compris pour le thérapeute. Si cette phase peut être suffisamment travaillée, elle donne l’occasion d’élaborer quelques aspects d’un processus mutatif pour les participants pouvant prendre la forme suivante : nous étions venus avec certaines difficultés, voilà où nous en sommes aujourd’hui, voilà ce que nous projetons pour demain.
De façon générale, ce bilan fait suite à une retraversée de l’ensemble des étapes vécues par le groupe, ceci quelquefois lors d’une même séance, à l’image d’un film en accéléré, retraçant l’histoire du groupe (comment ne pas penser aux instants précédant et/ou préfigurant la mort… nous y reviendrons).
Par ailleurs, cela s’accompagne conjointement de la re-connaissance d’un couple d’adultes autrement-dit les deux acteurs de la scène primitive sont ici et maintenant, non seulement représentés, mais aussi identifiés et différenciés.
La scène originaire est alors acceptée dans la différence des sexes et des générations, sans angoisse véhiculée, c’est-à-dire à l’aide d’une représentation délivrée du risque pour l’enfant d’être mêlé à cette scène.
Dans les groupes en cothérapie, les deux thérapeutes, dans cette phase terminale, sont désignés comme sexués et pouvant s’unir, dans les groupes en monothérapie, il est plutôt question de la femme (ou du mari) du (ou de la) thérapeute.
Rejoignons sans plus attendre les interprètes nous contant cette histoire de fin de groupe; les extraits de séances suivantes (groupe II) témoigneront, me semble-t-il, tout à la fois de l’évolution des enfants et de la possibilité d’envisager une fin de traitement.
A la 52e séance, les enfants évoquent leurs progrès scolaires et un départ du groupe l’année suivante.
Le début de la 57e séance est marqué par des contenus d’angoisse de castration : cassé le bras, cassé le pied, problème à la cheville, etc… Puis un peu plus tard, Nathalie, une des filles du groupe, parlera de la réunion des parents. David précise : « Ma mère y était aussi ». Pascal ajoute : « Moi, je n’y était pas ». Nat conclut : « C’est pas pour nous, c’est pour les parents ». Suit une scène où les enfants transpercent un ballon de papier avec un barreau de chaise, la chaise étant renversée. Ils préciseront que c’est ma tête qui est ainsi transpercée et vidée. Je propose : « Vous avez peut-être l’impression que je pourrais, moi, vous transpercer la tête avec mes paroles? »
« Ah oui ! », dit Pascal, et il enchaîne en nous apprenant l’existence d’un carnet dans lequel il marque ce qui se dit au groupe du C.M.P.P….
La fin de séance est comme un long moment d’attente, plutôt serein : Nathalie semble filer un bout de laine, telle Pénélope attendant le retour d’Ulysse. David parle d’attendre ; les garçons, du métier de leur père. Le fil du temps se déroule…
J’ai le sentiment, ce jour-là, qu’il s’agit d’un passage important pour les enfants. Certes, on peut y voir encore des contenus très érotisés pouvant renvoyer à une scène primitive violente, mais évoluant vers quelque chose de plus sublimé et secondarisé : carnet intime, attente.
Retraçons pour terminer l’essentiel de la 65e séance . Il est tout d’abord question des absences (deux enfants absents à cette séance), en particulier celle de David à la séance précédente. Il faisait sa retraite pour préparer sa communion. Marie-Ange parle alors de son baptême (à venir), et du fait qu’elle ne sera peut-être pas là l’année prochaine. Je leur propose alors d’échanger sur ce thème, et en guise de réponse, les enfants dessinent deux boules poilues et un pénis. « C’est Monsieur Chapellière ! »… bien sûr. Ceci faisant suite à une commentaire sur mon retard. Les enfants ont bien repéré que je discutais quelques instants auparavant avec la secrétaire et ils soulignent : « Vous étiez avec votre femme ». David se perche sur un meuble et dessine pendant que Marie-Ange fait des roues au milieu de la pièce ; puis cette dernière déchire le dessin. David ne se décourage pas et en recommence un autre (je découvrirai plus tard qu’il s’agit d’un coeur tracé grâce à une série d’initiales). Marie-Ange le déchire à nouveau. M’interrogeant sur cette impossibilité à garder ces dessins entiers, je repense à l’évocation de Marie-Ange concernant l’année suivante : « Je ne serais peut-être pas là ». Je le reprends en soulignant qu’ils pourraient se demander ce qui va se passer pour eux l’année prochaine, y compris dans le groupe. David : « Je serai en 6e. » Je demande ce que cela peut représenter pour eux. Marie-Ange : « Plein de profs et pas rester avec ce minable (moi), avoir un petit copain ». Je propose alors : « Tout cela peut faire penser au moment, à cette situation plus tard où l’on quitte papa et maman et qu’on l’on a une maison pour soi ». David : « On se croirait dans un feuilleton ! » Fort de cet encouragement, je continue : « Aller en 6e, c’est montrer que l’on grandit, que peut-être vous n’êtes plus tout à fait les mêmes qu’il y a deux ans quand vous avez commencé le groupe. « Ah oui ! », dit David. Je demande : « Qu’est-ce qui a changé ? » Marie-Ange : « Pas sexuel », et elle marque au tableau : « Monsieur Chapellière pue du cul et sexuelle ». Je termine en soulignant qu’il y a des enfants et des adultes, des différences, des enfants qui grandissent et qui deviendront un jour des adultes. David conclut : « On n’est plus des bébé ». Fin de séance (Fin de latence ?).
A noter que je me suis concentré dans mes commentaires essentiellement sur un aspect, l’évolution des enfants, en mettant peut-être de côté tout ce qui pourrait être lié aux angoisses de fin de groupe, à l’image de ce coeur « déchiré » exprimant chagrin, dépendance, séparation, angoisses réactivés par l’absence de deux enfants ce jour-là.

2/ Le deuil originaire.

Progressivement,, au fil de détours successifs, la clinique nous laisse ainsi entrevoir l’établissement d’un lien entre processus de deuil et reconstruction d’une scène originaire. Il est donc temps d’évoquer une réflexion pouvant nous inciter à tisser une trame encore plus solide entre ces deux notions. Il s’agit du travail de Paul-Claude Racamier autour du deuil imaginaire (22). Ecoutons le : « Par deuil imaginaire, je désigne le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu’à la mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’une mission narcissique absolue et d’une constance de l’être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres origines, opère la découverte de l’objet comme le soi, et l’invention de l’intériorité. Le moi établit ainsi ses origines en reconnaissant qu’il n’est pas le maître absolu de ses origines. Pour être encore plus concis, nous pourrions dire que le deuil originaire constitue la trace ardue, vivante et durable de ce qu’on accepte de perdre comme pris de toute découverte ».
Ce deuil de la toute-puissance, de la toute-possession n’est pas sans nous rappeler la « désillusion » chère à D. W. Winnicott, ainsi que la « position dépressive » de M. Klein ou encore le deuil narcissique de M. Hanus.
L’appellation « deuil originaire » présente l’avantage à mon sens, d’inscrire le processus de deuil dans une dimension temporelle, tout en le liant à la question des origines. Il suggère la reconnaissance d’un couple fondateur à partir duquel chaque sujet serait issu. C’est un deuil qui renvoie à la première enfance et qui se poursuit toute la vie. P.C. Racamier nous précise que ce qui est essentiel réside, pourrait-on dire, dans la mise en route de ce processus de deuil ; et que cette traversée du deuil originaire sera déterminante pour tous les deuils à venir. Un deuil renvoie à un autre deuil. Un deuil en cache un autre. Ainsi, à partir du « deuil » lié à l’anticipation de la fin du groupe, peut s’effectuer une remontée vers d’autres deuils, jusqu’au deuil originaire. Tracer l’histoire des deuils traversés dans le groupe, viendra en écho avec l’histoire des deuils de chaque membre.
Ainsi, le deuil originaire ouvre la voie à la possibilité d’élaborer l’ensemble des deuils auquel tout un chacun est soumis, et tous ces………. de deuil que nous traversons sont l’occsasion de consolider, voire de mettre en marche le deuil originaire.
Il est important de préciser en quoi un traitement psychothérapique muni de l’outil psychanalytique, et en particulier un traitement de groupe facilite ce va-et-vient autour du processus de deuil. Ce sera l’objet d’un prochain chapitre.

3/ Incorporation en fin de groupe ou la Cène introjective

Je souhaiterais maintenant attirer l’attention sur les scènes incorporatives qui peuvent signer les fins de traitement de groupe.
Risquons la comparaison avec la Cène christique. Comme nous avons déjà signalé l’importance pour le thérapeute d’accepter d’être tué symboliquement afin que le groupe accède à sa phase terminale, c’est-à-dire où les membres sont en mesure de pouvoir se séparer, il est essentiel de considérer le travail de trépas, au sens où M. de Muzan (20), accompli par le Christ qui lui rend possible, acceptable, sa mort.
Ici donc, l’incorporation correspond à la fin d’un processus, le « banquet » final n’est donc pas incorporatif [comme nous le suggèrent N. Abraham et M. Torok (1)], mais bien plutôt anti-incorporatif, c’est-à-dire introjectif.
Il est remarquable de constater que l’aspect introjectif vient rencontrer le fait qu’il ne s’agit pas ici du père mais du fils qui est incorporé. Là encore, nous sommes en présence d’un deuil anticipé dans la réalisation d’un fantasme d’incorporation.
Ce sont les apôtres qui tuent le Christ (la trahison est portée par l’un d’eux), et tout à la fois l’immortalisent. C’est en l’incorporant symboliquement qu’ils pourront s’identifier à lui et répandre sa parole, oralement, mais aussi grâce aux évangiles montrant bien la trace différenciée laissée par l’histoire du rédempteur ; apôtres investis d’une mission qui sans nul doute, est empreinte de culpabilité et de désir réparateur.
Par ailleurs, la mort du Christ renvoit à l’élimination de celui qui a outrepassé ses droits en n’ayant pas respecté la loi totémique, puisqu’ayant pris la place du père, sinon celle du couple fondateur.
Nous pourrions dire maintenant : celui qui exprime le désir d’annuler la scène primitive en l’incorporant, en annulant la différence des générations, et tout à la fois celui qui par son sacrifice, son acte expiatoire permet l’élaboration au niveau collectif du deuil originaire. Ce n’est pas l’acte en lui-même qui bien sûr le détermine, mais l’acte en tant que couronnant une étape, marquant la fin d’un travail, c’est l’acte catastrophique au sens beckettien, une issue, une conclusion, un achèvement qui ne peut être qu’inachèvement parce qu’il n’existe pas véritablement de fin, de conclusion, ni de deuil définitivement liquidé.

 

D/ DEUIL ET CASTRATION

Au point où nous en sommes et avant de tenter de rassembler les quelques hypothèses exposées dans ce travail, l’abord de la question entre deuil et oedipe, deuil et castration, est essentiel. Ceci nous invitera notamment à une relecture de quelques séances cliniques.

1/ Angoisse de séparation et angoisse de séparation

Tout d’abord, lors de la mise en groupe, l’enfant revit l’expérience douloureuse des toutes premières séparations, ceci, pour retrouver un adulte ne répondant pas aux demandes de satisfaction.
Nous pouvons le constater plus aisément chez les jeunes enfants, et plus particulièrement dans les premières séances, quelquefois de façon dramatique lors de la séance liminaire. Demande non satisfaite puisque le thérapeute est là pour un travail analytique d’une part, et que d’autre part, l’enfant doit d’emblée, c’est l’une des caractéristiques du groupe, partager le thérapeute avec ses congénères.
L’intensité de l’excitation, voire le débordement personnel, ne trouve pas le réceptacle ou le transformateur désiré, et l’angoisse s’intensifie d’autant plus.
Cette angoisse, rappelant l’état de détresse originaire (Hiflosgkert), apparaît, nous dit Freud (11) comme réaction à l’absence ressentie de l’objet, et les analogies s’imposent, tant avec l’angoisse de castration, qui a aussi pour contenu la séparation d’un objet tenu en haute estime, qu’avec l’angoisse la plus originaire (l’angoisse originaire de la naissance) qui est survenue lors de la séparation de la mère.
Nous pourrions aisément nous reposer sur la perspective d’un déroulement du processus thérapeutique calque sur l’ontogénèse. Nous serions censés retraverser chronologiquement les phases de notre développement psycho-affectif lors d’un traitement. Ainsi repérerions-nous volontiers les premières phases où dominent des angoisses et des défenses archaïques ou prégénitales, pour dans un temps ultérieur identifier une dynamique, une problématique oedipienne. Peu de thérapeutes y échappent pour la simple et bonne raison que ce parcours est confirmé par diverses expériences cliniques, signant dans le meilleur des cas un processus de névrotisation auquel tout un chacun, ou presque, peut prétendre ; le patient dans son évolution, le thérapeute dans son travail psychothérapeutique.
Bien sûr, des allers et retours, mouvements progressifs et régrédients sont relevés, ainsi que la dialectique archaïque/génital, l’un venant se défendre de l’autre, tour à tour.
Mais ce serait sans compter sur la question du prototype et de l’après-coup heureusement pointée par Jean Cornut (5). Je le cite : « L’idée du prototype passe par cele de l’après-coup ; une expérience angoissante nouvelle, mieux aménagée, pourvue d’un sens et d’une efficacité, donne en après-coup un sens à ce qui n’était jusqu’alors que détresse désorganisée. Mais il y a plus : dans la mesure où l’angoisse de castration a une ancienneté, ou, si l’on veut, une préhistoire, quand elle survient, au moment de l’acmé phallique, elle est en quelque sorte déjà là. Elle ne vient pas seulement signifier les détresses précédentes, elle aménage et focalise les actuelles, et anticipe les futures. C’est ce en quoi l’angoisse de castration est structurante pour la psyché ».
« L’angoisse (en 1925) n’est plus ce qu’elle était », nous précise-t-il encore. « Son pivot c’est l’angoisse de castration, son prototype c’est ce qu’éprouve le nourrisson en l’absence de sa mère, son devenir c’est la crainte des critiques du surmoi »
Une articulation avec notre clinique s’impose.
Reprenons la quatrième séance du groupe I, en détails. Le début est difficile, lourd. Il n’y a soi-disant…. rien à dire. On s’ennuie. Seuls sont présents les rires et les silences. Face à ces divers aménagements défensifs plutôt paralysant, je tente un lien avec la séance précédente où il était question de la famille, je réévoque le connu du côté de la famille face à l’inconnu du groupe.
Les enfants associent sur l’absence de Lionel ; il fait la lessive pour la famille, la lessive des parents.
Dans la foulée, une autre idée émerge : Lionel fait le facteur ; plus précisément, il remplace un premier facteur qui s’est cassé le bras. Ainsi, il donnerait une lettre à sa mère où il est question d’un rendez-vous avec le Président de la République. Un peu plus tard, un enfant propose : « C’est le facteur le Président ».
Ici arrive donc en force le désir oedipien tentant de se frayer divers chemins. On y voit l’enfant ayant, par le regard et le toucher, accès au linge (souillé) du père et de la mère ; c’est à dire fantasmatiquement au coït parental.
Suit une image de castration, qui n’amène pas au renoncement, mais bien au contraire à la réalisation incestueuse – c’est-à-dire renversant l’enchaînement freudien où l’angoisse de castration permet la sortie de l’oedipe. Nous serions là en présence d’un fantasme anté-oedipien au sens de Racamier.
Il est remarquable que la proposition, « c’est le facteur le Président » condense dans une même formule la reconnaissance de la place du père et le désir de l’évincer.
Les enfants marquent ensuite une pause ponctuée de rires faisant office, me semble-t-il, de respiration. Je leur demande ce que nous pouvons comprendre de l’apparition de ces rires. Ils m’expliquent alors que c’est à cause des chaussures avec les dents (référence aux chaussures de l’un d’entre eux, le bout pouvant évoquer une rangée régulière de dents). Ces chaussures pourraient manger, soulignent-ils. Ils imaginent que des alligators seraient sous la pièce, évoquent le risque de tomber dans cette fosse, de se faire dévorer. Puis vient l’idée qu’ici même, nous pourrions être des alligators. Je fais retour sur le mécanisme de déplacement en leur demandant où sont les dents. Me répondant qu’ils sont bien dans la bouche, j’avance que si nous étions bel et bien des alligators, existe le risque de se dévorer, de se croquer et que nous aurions une bonne raison de ne pas ouvrir la bouche, de n’avoir rien à se dire…
Emergent alors, sur un mode hypomaniaque, une profusion d’idées pour rendre les alligators inoffensifs : les saouler au champagne, leur retirer les dents, les peigner, leur donner un grand coup de massue.
Suite au désir oedipien incestueux, une angoisse est réactivée (crainte surmoïque ?), angoisse d’abord partiellement évacuée par une décharge (rires), puis le thérapeute sollicitant par un questionnement l’activité fantasmatique apparaît une seconde tentative d’y faire face.
Le danger d’être dévoré par des alligators fictifs, puis par les membres alligators- du groupe, peut être écarté au prix d’une menace évoquant en fait une nouvelle castration : retirer les dents.
Chacun semble, dans cette phase groupale, un alligator en puissance, et nous pouvons émettre l’hypothèse que l’évocation initiale de castration viendrait y donner une forme plus acceptable, moins dangereuse ; en d’autres termes et rappelant une célèbre formule : sacrifier la partie pour le tout.
Quand les terribles figures animales aux oubliettes de l’inconscient réémergent…
Mais revenons à la source de cet ensemble séquentiel.

2/ Castration et scène primitive

L’absence de Lionel prend valeur ce jour de transgression, ce qui pourrait nous faire penser qu’il est fantasmatiquement lié au couple parental représenté par le thérapeute et celui ou celle avec qui il avait fondé le groupe. Lionel absent, où pourrait-il se « nicher », sinon « chez » moi, ce qui correspond à ce que chacun pourrait désirer en cette première phase groupale : avoir le thérapeute pour soi tout seul, en d’autres termes, faire partie de sa famille.
L’enfant est ici mêlé à la scène primitive dans un renversement générationnel (enfant qui lave le linge des parents et non le contraire) confirmant la dimension anté-oedipienne.
Revisitons maintenant la cinquième séance de ce même groupe. Nous sommes donc à la veille des vacances d’été. Après un premier temps identique à la séance précédente, je requestionne les enfants autour de cette difficulté à se parler. En guise de réponse, il est dit que c’est un jour comme les autres. Affirmation venant, me semble-t-il, comme dénégation de l’approche de la séparation pouvant éveiller des affects douloureux. L’absence des vacances que je pointe, fait penser au fait que Lionel n’était pas là il y a une semaine. Plusieurs enfants lui restituent d’une part leur idée de la lessive, d’autre part l’histoire des alligators. Deux d’entre eux vont développer toute une fantaisie autour de ces alligators, tout en se touchant.
L’un mangerait l’autre ; ils commenceraient par l’intestin, puis imaginent des plats plus succulents. Tout devient mélangé, tout le monde se mangerait. J’assiste à une entredévoration collective, mimée avec beaucoup de plaisir.
Et puis, en septembre, les alligators n’auront plus de dents…
Avant de nous quitter, je soulignerai simplement que si l’on se mangeait, ce serait une façon ici de ne pas vraiment se séparer.
Dans cette scène, voici deux enfants qui se dévorent mutuellement dans une activité manifestement érotisée et qui gagnerait tout le groupe, serait partagée par tous.
C’est André Green qui, dans son article sur le cannibalisme (14), rappelle, via Lévi-Srauss, l’équivalence quasi universelle entre manger et copuler. Il assimilera par ailleurs l’incorporation à une quasi conception d’une « relation cannibalique comme équivalent de l’acte sexuel ou de l’inceste, là de son rapport à la rivalité, ailleurs de son lien à la résurrection de l’ancêtre ».
Il apparaît là que l’activité incorporative des enfants du groupe, tout à la fois rende compte de la relation fraternelle dans sa double dimension d’amour et de haine, et de la « prise » en compte et à leur compte de la scène primitive en lien avec le fait que je les « abandonne » pendant les vacances.
En septembre, lors de la reprise, l’enfant qui est absent est supposé revenir à la fin de la séance dans le groupe, poursuivi (aux fesses) par un taureau enivré… au champagne. Ce taureau devient immense, va remplir la pièce ; il semble surtout dangereux pour les garçons tandis que les filles parviendraient à le maîtriser si elles manient bien… le balai.
En ce qui me concerne, les enfants me jettent à la poubelle, je suis puni d’avoir été ailleurs, d’avoir parlé pendant les grandes vacances avec des ami(e)s, d’avoir eu des rendez-vous…
Un fil de chaussette circule et est avalé par l’un des enfants. Il sera identifié plus tard à une queue de rat.
Nous voici en présence d’un personnage tout-puissant et castrateur. La seul façon d’en venir… à bout, serait donc de maîtriser son pénis-phallus, dont il est question de façon réitérée et déplacée, qu’il s’agisse d’une queue de rat, de corne, ou de fil de chaussette.
Avaler une queue de rat pourrait évoquer l’incorporation par la mère du pénis paternel. Ce mouvement même n’est-il pas le parodyme d’une scène de parents combinés où se repose l’équivalence dévorer/copuler, et la possibilité d’établir un pont entre deux représentations théoriques : d’un côté la mère archaïque et toute-puissante, de l’autre les parents combinés.
Une fois encore, la peur de castration [s’agirait-il plus précisément d’une castration préoedipienne dont A. Green nous dit qu’elle est directement en rapport avec l’angoisse de perte d’objet] vient en quelque sorte juguler des angoisses plus profondes, plus intenses, plus archaïques, dont témoigne cette image de taureau préhistorique, avec au fond, toujours, la scène originaire.
En guise d’épilogue sur cette brève articulation entre castration et scène primitive, comment ne pas penser à un certain Homme aux Loups qui fit couler beaucoup d’encre, chez qui l’angoisse de castration est au premier plan, et pour lequel Freud imagine une confrontation précoce à une scène primitive réelle…

3/ De la castration au deuil narcissique

Les rapports entre deuil et castration sont à envisager à partir d’une troisième terme : le narcissisme. Ce concept représente une étape fondamentale dans le cheminement qui mène au complexe de castration. Le pénis excitable, objet précieux, est à un moment donné menacé de castration. Là s’opère un choix vital où le narcissisme l’emporte. Freud (10) nous précise que « … si la satisfaction amoureuse, sur le terreau du complexe d’Oedipe, doit coûter le pénis, alors on vient au conflit entre l’intérêt narcissique pour cette partie du corps et l’investissement libidinal des objets parentaux. Dans ce conflit, c’est normalement la première de ces forces qui l’emporte ; le moi de l’enfant se détourne du complexe d’oedipe… Le procès dans son ensemble a, d’un côté, sauvé l’organe génital, il a détourné de lui le danger de le perdre et, d’un autre côté, il l’a paralysé, il a supprimé son fonctionnement ». Le passage est ouvert et à la période de latence.
Le narcissisme est introduit en 1914 suivi de peu par « Deuil et mélancolie ». Dans ce dernier texte, nous dit J. Cornut (5), « on sent Freud tenté par une équivalence théorico-clinique entre la perte de l’objet et ce qui serait une perte du moi, d’un moi gavé de libido narcissique, se prenant et se perdant comme objet de lui-même ».
Depuis, l’on sait bien, et J. Begoin nous le rappelle (3) que le problème central du travail de deuil, c’est l’élaboration des affects narcissiques qui étaient attachés à l’investissement de l’objet perdu .
Cette partie investie, attachée à l’objet disparu, est immédiatement sauvée, conservée comme une relique, elle est pour ainsi dire choyée ; le deuil est « porté ». Vient ensuite ce deuxième temps du travail de deuil, dont la dimension essentielle citée plus haut, ne saurait être paraphrasée.
Un tour d’horizon sur les écrits psychanalytiques récents confirme ce consensus sur les rapports étroits qu’entretiennent deuil et narcissisme, articulation, il faut le rappeler, présente d’emblée chez Freud dans « Deuil et mélancolie » – et ayant inspiré à M. Hanus la proposition de deuil narcissique (5) : « Le deuil narcissique nous conduit à renforcer les identifications secondaires avec l’objet interne pour déjouer l’identification primaire avec l’objet réel, mort ou perdu. Le travail de deuil, au sens classique du terme, reprend le processus du deuil narcissique, amène à se différencier de l’objet et à assurer la maîtrise du narcissisme secondaire sur le narcissisme primaire ».
Il est remarquable que les issues du complexe d’oedipe et du deuil résident toutes deux dans le sacrifice d’une partie pour sauver le tout, la partie en question étant particulièrement investie de libido narcissique.

EPILOGUE

Chaque expérience recrée-t-elle « son Totem et Tabou », ou bien plus encore, « son Moïse » ? Un Moïse tout aussi bien emmené qu’il emmène sur une psyché promise.
C’est ce que nous serions tentés de dégager de cet ensemble de réflexions ; cela nous amène également à penser que si Freud avait conduit des psychothérapies de groupe, son oeuvre dite « sociale » serait aujourd’hui « entendue » autrement, c’est-à-dire que cette oeuvre aurait trouvé, nous semble-t-il, des articulations théorico-cliniques.
Est-il question du membre fondateur du père ; d’un père « préhistorique »… qui avait tous les atours d’une mère… non moins… archaïque… contenant de père.
Quoiqu’il en soit, si meurtre d’une figure ancestrale il y a, c’est-à-dire si la mise en place d’un groupe réactive ce jour l’élimination du père de la horde primitive, perpétuant le repas totémique, permettant l’alliance entre les membres du groupe et assurant le tabou de l’inceste, nous sommes d’emblée projetés dans un deuil à faire.
La question centrale étant : comment un deuil va pouvoir devenir travail de deuil, comment ce qui d’emblée est marqué du sceau de la perte réelle va-t-il trouver les moyens de se transformer en un processus interne. Et bien sûr comment le groupe peut faciliter ce processus.
Un travail d’élaboration psychique situé dans cet espace où l’objet est recréé, en l’incorporant, en le concevant, puis plus tard éliminé. Avec cette particularité qu’entre ce premier et ce deuxième mouvement, « l’objet » n’est plus tout à fait le même.
L’incorporation signe les prémices d’une identification au thérapeute, une première tentative de le garder en soi, (ce) qui donnerait la force d’affonter le groupe, l’inconnu du groupe.
Le processus de deuil se situe dans un carrefour, nous rappelle P. C. Racamier (22), entre l’individuel et le collectif, l’intrapsychique et l’interactif. Ne pourrions-nous pas en dire autant du groupe ?… Il faudrait y ajouter l’interpsychique.
Mais par quel fil tisser ce lien, entre deuil et groupe ? Il semble bien d’après ce qui précède que ce fil est bien celui d’un fantasme originaire et en particulier de la scène originaire. Scène primitive d’emblée présente sous forme de parents combinés dès les premières phases du groupe ; même scène réapparaissant plus tard dans la dynamique groupale où les figures parentales sont représentées et identifiées, scène originaire à coloration oedipienne, cette fois scène de la double différence, celle des sexes et des générations, passant par la relation transférentielle. Ailleurs, il y a une réunion de parents et nous n’en sommes pas, nous dit une enfant du groupe III.
Scène primitive, scène fantasmatique de la conception, c’est-à-dire du fond, la seule scène concernant l’existence qui « échappe » à tout un chacun, non inscrite dans la psyché, et dont il faut faire le deuil, d’une certaine façon, d’être à l’origine de son origine.
Le groupe, par essence, est au service du travail de deuil. Toute création collective, tout regroupement nécessite une perte afin que la réalisation de l’objectif commun soit possible. Le succès est au pris de la perte. Tenir compte de l’autre, de la présence, de la parole de l’autre, ne peut se faire qu’en acceptant de perdre une partie de soi-même.
Ce travail de deuil ne semble pas se faire en continu, mais procède par paliers successifs, en lien avec l’histoire du groupe, interrompus par d’autres phases qui pourraient avoir justement une fonction anti-deuil. Travail lié d’une part aux vicissitudes de la réalité externe du groupe et notamment aux deuils, absences, disparitions ravivant les blessures et élançant un processus, d’autre part à la maturation interne du psychisme de chaque membre. C’est autour de ce que le groupe doit perdre que chacun se retrouve posé devant ce qu’il a à renoncer pour avancer et grandir.
Il apparaît ainsi, et de façon générale, que le patient vient chercher ce qu’il a à perdre en finalité, et ce qu’il ne sait pas qu’il a à perdre.
Dans le groupe, ces « parties à perdre » ont la possibilité de passer par un mouvement projectif, la multiplicité de l’autre étant effective, passant par une confrontation réelle et immédiate. Ce n’est dans un second temps que le retour identificatoire pourra s’effectuer, ce qui conduira notamment à la capacité d’accepter les autres membres du groupe, de les aimer, liens construits dans le creuset groupal.
L’histoire d’un groupe n’est jamais que l’histoire des groupes, c’est-à-dire tout ce qui concerne les groupes de son histoire

BIBLIOGRAPHIE

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